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NATURES MORTES : Les « choses » du quotidien vues par les grands peintres

Le musée du Louvre rend hommage à la nature morte à travers une exposition retraçant l’histoire d’un genre qui, bien que jugé mineur durant des siècles, n’a eu de cesse d’intéresser les artistes, de la Préhistoire à nos jours, pour sa faculté à conter notre rapport au monde.

Les peintres ont, depuis les premières heures de l’humanité, pris les choses du monde au sérieux, soucieux d’en conserver la trace par l’entremise de l’art. Cet attrait tient à la faculté qu’ont les choses peintes à conter notre rapport au monde. à ce genre, longtemps jugé mineur, une exposition, conçue par l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac, rend hommage au musée du Louvre, 70 ans après la dernière rétrospective organisée à l’Orangerie en 1952. Rassemblant près de 170 œuvres, cette exposition entend rétablir un dialogue entre le public et ce genre qui, perçu comme suranné, a sans doute souffert en France du terme trop restrictif de « nature morte ». Née tardivement au XVIIe siècle, cette expression, au contraire des termes anglais et allemands – still life, vie tranquille ; stilleben, vie silencieuse – omet la vie qui anime cet agencement de choses en un certain ordre assemblées. Car, puisque « les choses et l’être ont un grand dialogue » selon Victor Hugo, les artistes, à travers ces « vies silencieuses », donnent, depuis la Préhistoire, formes et couleurs à nos désirs, croyances ou excès.

Le détail de l’Histoire
Les représentations des choses livrent un témoignage par le détail de l’Histoire du monde, évoquant aussi bien le rapport au sacré et à la vie après la mort que l’existence quotidienne. « Les premières natures mortes apparaissent dès la Préhistoire. Au sein de l’exposition, nous montrons un dessin des parois décorées de Gavrinis, découvertes en 1832 dans le golfe du Morbihan. Il s’agit d’une série de haches néolithiques polies qui datent de 3500 ans avant notre ère. Elles étaient à la fois des armes et des outils que l’on transformait en signes votifs », explique Laurence Bertrand Dorléac.
Au cours de l’Antiquité, les « natures mortes » constituent un défi pour les artistes, soucieux d’en livrer un trompe-l’œil virtuose. Cette tradition illusionniste se poursuit à l’époque moderne, après une éclipse de 1000 ans durant laquelle la nature morte est mise au service du récit chrétien. Au XVIe siècle, Arcimboldo livre ainsi un condensé du monde avec ses têtes composées mêlant les espèces naturelles, animales et végétales, tandis qu’au XVIIe siècle, ce regain d’intérêt pour le monde matériel s’accompagne d’un attrait pour les curiosités. Les représentations des choses sont alors davantage destinées à rendre compte de la variété du monde, les artistes sélectionnant et classant les choses selon leur intérêt formel, leur rareté ou leur préciosité. Ainsi Adriaen Coorte réunit-il sur une table six coquillages qui, rapportés des Caraïbes et de l’océan Indien, témoignent de la faune marine des terres exotiques. « Si la façon d’agencer les choses, selon des techniques et des politiques de représentation différentes selon les époques, a évolué, reste la continuité de l’attention aux choses, de l’observation, de l’attachement des artistes à ces objets qu’ils n’ont jamais cessé de dessiner, de peindre, de sculpter, de photographier ou de filmer », remarque l’historienne de l’art.

La vanité humaine
Si le genre de la nature morte n’a jamais cessé d’inspirer les artistes, les époques marquées par un matérialisme exacerbé se prêtent davantage à l’art des choses, à l’instar de l’Antiquité gréco-romaine, de l’époque moderne et du XXe siècle avec le développement de la société de consommation. à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, l’émergence des marchés se traduit en peinture par une accumulation de biens, évoquant autant les nouveaux plaisirs d’une classe aisée que la violence des rapports humains qui en résultent. En témoigne la Nature morte aux légumes de 1610 de Frans Snyders qui donne à voir, derrière un amoncèlement de choux et carottes, un couple de paysans dépassés par le triomphe naissant de la marchandise – les choses et les êtres se confondent. La Desserte que représente le peintre hollandais Jan Davidsz de Heem en 1640 en est un autre exemple. Sur une table, annonçant un festin, s’entassent des pièces de vaisselle luxueuses emplies de mets savoureux, un apparent capharnaüm qui dissimule une composition savamment orchestrée par le peintre. Ce dernier a sélectionné chacun de ces mets et objets avec soin, selon leur symbolique. Ainsi les pêches et pommes évoquent le fruit défendu, les raisins incarnent la rédemption, le pain et le vin renvoient à l’eucharistie, tandis qu’une flûte fait référence au plaisir éphémère des sens et qu’une montre rappelle la fugacité de l’existence – le tableau se lit tel un avertissement, invitant à la mesure, face à la surabondance et futilité des plaisirs terrestres.
« Il existe toutes sortes de classements possibles de la nature morte selon les objets représentés, en particulier, ou par époque, mais une catégorie émerge malgré tout à l’intérieur du genre, c’est la vanité, dont le premier spécimen que nous connaissons date de l’Empire romain. C’est une magnifique tête de mort en mosaïque de tesselles avec à gauche, les emblèmes royaux et à droite, les attributs du mendiant. Une fois mort, tous les humains se valent… », poursuit Laurence Bertrand Dorléac. Les vanités sont particulièrement en vogue entre le XVe et le XVIIe siècle alors que l’Europe fait face à une succession d’épidémies de peste. Ces représentations allégoriques mettent en scène des objets symboliques tels que des crânes, des bougies, des sabliers ou des bulles de savon, évoquant la brièveté de l’existence. Elles font office de memento mori (« Souviens-toi que tu vas mourir ») et enjoignent les spectateurs à se prémunir de la vanité humaine et de la corruption, en leur rappelant leur sort inéluctable. Cette évocation de la fragilité de la condition humaine apparaît encore à travers le thème de l’animal mort qui, pendu, les membres liés, semble nous avertir du sort qui nous attend, à l’instar du Bœuf écorché de Rembrandt évoquant volontiers une crucifixion.
Au XVIIe siècle, des artistes s’emparent quant à eux de ce thème pour dénoncer la vanité de la peinture elle-même qui, alors qu’émerge un marché de l’art bourgeois, est vouée à la seule décoration intérieure. « Ces vanités sont jusqu’à nos jours représentées par les artistes qui semblent avoir la même volonté de nous rappeler que nous sommes mortels : des frères Chapman à Barthélémy Toguo en passant par Jean-Loup Champion ou à Gerhard Richter ».

Le charme des choses ordinaires
En dépit de son caractère souvent allégorique et de la fonction morale qu’elle endosse, la nature morte a longtemps été considérée comme un genre mineur, anecdotique et décoratif, tant et si bien qu’elle est reléguée au bas de la hiérarchie des genres, établie par André Félibien en 1668. Au XVIIIe siècle, le genre néanmoins gagne en autorité avec Chardin qui compose des natures mortes sobres et sensibles, dans lesquelles il magnifie chaque chose au gré d’un agencement subtil d’horizontales, verticales et diagonales. Dans son sillage, les impressionnistes et édouard Manet, qui se qualifie volontiers de « Saint-François de la nature morte », entendent à leur tour redorer ce sujet face à la grandiloquence de la peinture académique. Les natures mortes, souvent de petites dimensions, de Manet témoignent alors d’un réel plaisir à peindre la vie simple des fleurs, des fruits, des légumes ou animaux morts. « Ce n’est pas une nature morte comme les autres, morte, elle est en même temps enjouée », écrit ainsi Georges Bataille à propos de L’Asperge, une toile de 1880 dans laquelle Manet mêle harmonieusement la couleur du support en marbre avec celle du légume, fait de mauves et gris subtils.
Cette attention portée au charme des choses ordinaires est, à l’aube du XXe siècle, un moyen pour les artistes de renouer avec l’essentiel de la vie, face à la menace de l’industrialisation. Les compositions dépouillées de Cézanne, du douanier Rousseau, de Van Gogh ou, plus tard, de Matisse et Nolde, donnent ainsi à voir la beauté silencieuse d’objets rudimentaires, choisis pour leur seule qualité plastique. à mesure que progresse la mécanisation, le dialogue qu’entretenait jusqu’alors l’homme avec les choses se tarit tout au long du XXe siècle, inspirant aux artistes des mises en scène inquiétantes et déshumanisées, à l’instar de la Mélancolie d’un après-midi de Giorgio de Chirico donnant à voir des artichauts en gros plan devant des bâtiments industriels désertés. Une déshumanisation grandissante à laquelle les peintres et sculpteurs des mouvements Dada et surréalistes répondront en un pied de nez poétique, rappelant, telle Meret Oppenheim collant une queue sur un verre de bière pour façonner un écureuil, qu’il suffit d’un peu d’imagination pour que les choses les plus simples ou triviales révèlent leur charme et leur magie.

« Les Choses. Une histoire de la nature morte »
Jusqu’au 23 janvier 2023
Tous les jours sauf le mardi de 9h à 18h
Prix : 15 € / 17 €
Musée du Louvre
Rue de Rivoli / 75001 Paris
louvre.fr

Instagram : @museelouvre