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Le PAYSAGE URBAIN des maîtres : mirage ou témoignage ?

Dépeindre la ville, sa vie et ses monuments, le thème a inspiré des chefs-d’œuvre réalistes aux maîtres néerlandais ou italiens, avant d’accompagner les artistes modernes dans l’élaboration d’un langage plastique révolutionnaire, évoluant au rythme des métamorphoses urbaines.

« Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise […] Enfin il fut devant le Vermeer qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait », cette Vue de Delft où, au petit matin, quelques personnages, de bleu ou noir vêtus, profitent d’un dernier instant de quiétude avant que les bateaux, encore amarrés, n’éveillent le canal et ses premières ondulations. La toile, son « sable rose », son « petit pan de mur si bien peint en jaune », a inspiré sans doute l’une des plus belles pages de la littérature. Sous la plume de Marcel Proust, elle déclenche les violents étourdissements qui, en un Syndrome de Stendhal, emportent l’écrivain Bergotte à l’agonie – devant le précieux petit pan de mur jaune, le personnage de la Recherche rend son dernier souffle. Aux yeux de Bergotte et de Proust, qui hissait la Vue de Delft au premier rang de son Panthéon pictural, Johannes Vermeer était parvenu, plus que tout autre, à saisir d’une ville ses « courants d’air et de soleil ».

De Delft à Venise
De Delft, sa ville natale, Vermeer dépeint la Schie, ses constructions et leurs toits qu’un rayon de soleil, jeté parmi les nuages, réchauffe au lever du jour. Les portes de Schiedam, à gauche, et celles de Rotterdam, à droite, enchâssent la ville et sa Nouvelle église protestante qui, bientôt, recevra ses premières cloches. Au loin, la tour conique encore en place accueille la brasserie du Perroquet. Le peintre, alors âgé de 29 ans, livre avec sa Vue de Delft un paysage urbain dont les détails, d’un réalisme virtuose, offrent un témoignage authentique de la vie, de l’architecture et de la configuration de cette cité du sud des Pays-Bas à l’aube de l’an 1660. Quatre ans auparavant, le célèbre paysagiste Jacob van Ruisdael s’était lui aussi essayé à l’exercice, qu’il renouvelle en 1670, dépeignant l’effervescence des échanges commerciaux sur La place Dam à Amsterdam, théâtre de la pesée des marchandises.
Ces paysages urbains, que les maîtres néerlandais portent à un haut degré de réalisme, trouvent au XVIIIe siècle leur terre d’élection en Italie, où, baptisés vedute, ils alimentent un commerce des plus lucratifs. Le genre gagne la péninsule italienne à la faveur du Grand Tour, séduisant les aristocrates et touristes européens, désireux de conserver le souvenir de leur itinéraire. Le peintre hollandais Gaspar van Wittel, installé à Rome en 1675, réalise parmi les premières vedute italiennes, dépeignant tour à tour Le Château Saint-Ange vu du sud, Le port de Naples ou Venise depuis l’île Saint Georges, avant que la Sérénissime ne devienne le centre privilégié des vedutistes, sous l’impulsion des Guardi et Canal.

L’âge d’or des vedute
Influencé par Gaspar van Wittel qu’il rencontre à Rome, Luca Carlevarijs publie, à son retour à Venise en 1703, une série de cent quatre eaux-fortes, les Fabbriche e vedute di Venezia, donnant à voir les Bâtiments et vues de Venise traités avec une précision quasi scientifique. L’artiste, comme le maître nordique, utilise la camera obscura, une boîte optique qui, alors qu’elle laisse pénétrer la lumière par un orifice, permet d’intercepter et de reproduire, tel un calque, l’image extérieure ainsi projetée dans la chambre noire, aux moyens d’une lentille et d’un miroir. La génération suivante recourt à son tour à la chambre noire, à l’instar d’Anton Canal, dit Canaletto, qui, muni d’un petit carnet relié en parchemin, relève à la mine de plomb les palais, monuments et échoppes. Un dessin préparatoire à quatre-vingt-dix degrés qu’il reprend bientôt à la sanguine, à la plume, à l’aquarelle ou en peinture, restituant avec une exactitude topographique l’architecture et l’animation vénitiennes. « Si vous n’êtes pas allé à Venise, arrêtez-vous devant la toile de Canaletto représentant la Madona della Salute à l’entrée du Grand Canal, le voyage sera fait. La réalité ne vous en apprendrait pas davantage, toute l’illusion est complète », écrit ainsi Théophile Gautier en 1882, enjoignant les lecteurs à préférer une visite au Louvre à un séjour italien.
Les œuvres que Canaletto décline en de multiples formats séduisent les aristocrates britanniques, de telle sorte que le marchand, mécène et consul anglais John Smith fait imprimer un recueil rassemblant un florilège de tableaux gravés de l’artiste italien destinés à la vente. Francesco Guardi, autre maître incontesté des vedute, a, quant à lui, la faveur des collectionneurs français. S’il manie le pinceau avec la même virtuosité, le peintre s’attache davantage à saisir l’atmosphère des lieux, préoccupé par les jeux de lumière qui animent le Grand Canal et décomposent en de multiples nuances les bâtiments alentours. Sa démarche plus libre, pré-impressionniste, le conduit à se détacher un temps du motif au sein de vues partiellement ou pleinement imaginaires, les capricci, avec lesquelles s’illustrent le Piranèse ou Giovanni Paolo Panini. Si ce dernier, originaire d’Emilie-Romagne, excelle dans la représentation réaliste des monuments romains, il embrasse volontiers l’art de la mise en scène à travers des vues fantaisistes de la Ville éternelle.

Peindre la ville moderne
Au siècle suivant, la représentation fidèle des villes perd de sa saveur alors que fleurissent les premières photographies. L’espace urbain, quant à lui, se métamorphose à un rythme effréné. À Paris, le baron Haussmann, préfet de police de Napoléon III, entreprend des travaux d’envergure qui redessinent le paysage percé dès lors de grandes artères. En peintres de la vie moderne, les impressionnistes se font les sismographes de l’évolution de l’urbanisme parisien. Claude Monet installe ainsi un temps son chevalet au centre de Paris où La Gare Saint-Lazare, entre autres motifs, lui fournit une source d’inspiration inépuisable. Le maître des Nymphéas assiste avec ferveur au ballet incessant des locomotives qui, alors qu’elles quittent le quai, déversent une fumée propre à dissoudre les éléments environnants. Autant d’effets à saisir qui constituent un terrain de jeu privilégié pour l’auteur d’Impression, Soleil levant.
Les immeubles haussmanniens et ses larges avenues, les nouvelles structures de verre et de métal, les gares et le trafic ferroviaire, sont autant de motifs que les peintres impressionnistes s’attachent à retranscrire, adoptant un œil neuf devant la ville rénovée. Ainsi, Camille Pissarro ou Gustave Caillebotte usent-ils de vues en plongée pour dépeindre les perspectives majestueuses des grandes artères – les angles de vue, les jeux de perspective, les cadrages se muent au rythme des bouleversements urbains.
Installé tour à tour rue de Miromesnil et sur le boulevard Haussmann, Caillebotte assiste aux premières mutations, à l’instar de la construction du pont de l’Europe qui, inauguré en 1868, devient l’un de ses sujets de prédilection. L’artiste s’éprend de cette structure métallique étonnante qui surplombe les rails de la gare Saint-Lazare, tant et si bien qu’il aurait fait ériger, aux dires de sa famille, un omnibus de verre pour mieux observer la structure et son évolution, au fil du temps et des saisons. Au sein de ses compositions, il place délibérément son point de fuite en hauteur, invitant l’œil du spectateur à cheminer jusqu’à l’arrière-plan. Ce procédé de perspective accélérée, emprunté à la photographie, introduit la vitesse de la ville, de ses nouveaux transports et bâtis en gestation, au cœur même du projet pictural – l’œil se hâte à mesure que la ville fourmille. Dans ce Paris Haussmannien, la bourgeoisie naissante, élégamment vêtue, arpente en solitaire les avenues, ignorant les silhouettes d’ouvriers au travail qui, à l’arrière de la structure métallique, se dessinent. De la ville moderne, Caillebotte rend compte des mutations urbanistiques autant que des jeux sociaux dont elle est le théâtre, un thème qui inspirera à Georges Seurat ou Vincent Van Gogh, des scènes animées de la vie nocturne.

Le spectacle des métropoles
À la ville moderne succèdent, à l’aube du XXe siècle, des métropoles-machines en perpétuel mouvement, marquées par l’évolution rapide des réseaux de communication. Pour traduire ce dynamisme frénétique, les cubistes, de concert avec les futuristes, font voler en éclats le paysage urbain qui, ainsi fragmenté en une succession de formes géométriques, convoquent de multiples points de vue – la toile, à l’image de la ville, semble s’animer au moyen d’un kaléidoscope. De retour des tranchées, Fernand Léger, enthousiasmé par l’effervescence de la capitale, compose ainsi en 1919 une Ville panoramique où s’enchevêtrent des constructions métalliques, des panneaux publicitaires ou signalétiques, des façades d’immeubles et des vitrines de magasins, autant de motifs urbains qui, traités en une juxtaposition de tubes et disques, adoptent la marche de la ville-machine. Pour le peintre normand, la ville est « techniquement une révolution plastique ». Devant ce spectacle de la vie moderne, Robert Delaunay, explore lui aussi de nouvelles voies. Alors qu’il s’attèle à sa série des Fenêtres sur la ville, l’artiste cubiste se libère du motif pour ne retenir que ses nuances. « Vers 1912-1913, j’eus l’idée d’une peinture qui ne tiendrait techniquement que de la couleur […] Je jouais avec les couleurs comme on pourrait s’exprimer en musique par la fugue ». Dans cette fugue, les couleurs, à l’image des mélodies urbaines, composent, alors qu’elles sont jouées simultanément, une toile des plus harmonieuses.
Cette animation perpétuelle propre aux zones urbaines, d’autres artistes préfèrent la goûter à distance, à l’ombre d’une chambre ou d’un atelier. Du haut de leur promontoire, le cœur de la ville bat selon une nouvelle cadence. Sous le pinceau d’Henri Matisse, la cathédrale Notre-Dame, observée du quatrième étage, impose sa mesure. à ses pieds, les badauds semblent ralentir et échanger leur course pour une douce flânerie. La silhouette des monuments parisiens, les lignes des toits et cheminées étirent encore le temps lorsque Raoul Dufy dépeint, depuis son atelier au 12 rue Cortot, le pittoresque du Paris Haussmannien. Isolé, l’artiste peut contempler à loisir le tableau silencieux de la ville – un retrait que les rêveurs appellent de leurs vœux pour mieux poétiser le monde. Avec Marc Chagall alors, un parachutiste survole le Champ de Mars et la Dame de fer, un train chemine à l’envers, un couple évolue dans les nuages. Depuis sa fenêtre ouverte sur la ville, l’artiste dépeint Paris selon ses songes, sereine et silencieuse, pour livrer sans doute l’une de ses interprétations les plus poétiques, de celles que l’on réserve aux cités éternelles.

À savoir
De tous temps, les artistes ont représenté les lieux dans lesquels ils vivaient. Mais c’est au Moyen âge, dans l’art occidental, que l’on retrouve les scènes « urbaines » les plus anciennes. à l’arrière-plan de nombreuses enluminures, ces paysages peuvent représenter un monde réel ou imaginaire.

  • A partir du XVIe siècle, la peinture se caractérise par une abondance de détails et le souci d’une perspective réaliste, donnant du monde une vue réelle bien que symbolique.
  • A la Renaissance, les artistes insèrent dans leurs tableaux des paysages urbains afin de témoigner de leur habileté dans le rendu de la perspective.
  • Ce n’est qu’au XIXe siècle que le paysage s’impose au lieu de n’être que le décor de fond d’une composition. Sujet à part entière, il se limite pourtant toujours à des dessins et des gravures à but didactique.
  • C’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que le paysage urbain s’impose comme genre à part entière… avec l’urbanisation.