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Événements

Le « lointain » des ARTISTES VOYAGEUSES enfin révélé

Longtemps ignorées voire méprisées, les femmes artistes « pionnières » s’exposent désormais dans les institutions françaises, à l’image de l’exposition « Artistes voyageuses » au Palais Lumière d’Évian. Une mise en lumière certes réjouissante mais qui pose question.

Palais Lumière
Quai Charles Albert-Besson 74500 Évian

Lundi et mardi de 14h à 18h, du mercredi au dimanche de 10h à 18h
Prix : 8 €
palaislumie
re.fr

« Artistes voyageuses. L’appel des lointains1880-1944 »
Du 11 décembre 2022 au 21 mai 2023

Certes, il est réjouissant que les expositions consacrées aux artistes femmes, qu’elles soient monographiques ou collectives, fleurissent un peu partout dans l’Hexagone depuis quelques années après des siècles d’inégalités. D’ailleurs, comment ne pas se féliciter que ces artistes à part entière sortent enfin de l’ombre et réintègrent la place qu’elles méritent dans l’histoire de l’art. Et pourtant, ces coups de projecteur ne les rangent-elles pas encore dans une case, celle de « femme artiste » ? Les questions autour de l’exposition des artistes femmes sont ainsi nombreuses et toujours ouvertes, faisant écho à celles qui ont cours dans l’histoire de l’art. Comme l’écrit Laure Adler dans Les femmes artistes sont dangereuses, « Du plus loin qu’on s’en souvienne, l’histoire de l’art a été pensée, écrite, publiée, transmise par des hommes. Et quand on est née femme, être artiste, le prouver, y avoir accès, produire, montrer, continuer à le demeurer est un combat permanent, dangereux, épuisant physiquement, intellectuellement et psychiquement. Le temps semble aujourd’hui propice pour revisiter et regarder autrement les créations de celles qui ont eu le courage de défier les règles pour assouvir leur vocation ».

Les routes de l’ailleurs
Pour autant, ne boudons pas notre plaisir, la reconnaissance du travail de création de toutes ces femmes, trop longtemps laissées aux seules mains des hommes, reste une consécration, même tardive. Surtout, rendons hommage à celles et ceux qui œuvrent pour cette reconnaissance, à l’image d’Arielle Pelenc, critique d’art et commissaire de l’exposition « Artistes voyageuses. L’appel des lointains 1880-1944 », et William Saadé, conservateur en chef du patrimoine et conseiller artistique du Palais Lumière à Évian. Ils nous invitent à découvrir une quarantaine d’artistes et de photographes, de la Belle Époque à la seconde guerre mondiale, dont les itinéraires artistiques ont emprunté les routes de l’ailleurs, parcourant le monde, du continent africain à l’Orient lointain.

Dans les années 1880, un nouveau contexte, celui des premiers mouvements féministes, encourage les femmes à s’affirmer hors de l’espace domestique, et promeut l’image d’une « femme nouvelle » actrice de son destin. L’action de l’Union des femmes peintres et sculpteurs fondée en 1881 se concrétise en 1900 par l’ouverture à l’École des Beaux-Arts de Paris de deux ateliers, l’un de peinture, l’autre de sculpture, réservés aux femmes. Leur formation académique, qu’elle ait été effectuée aux Beaux-Arts ou dans des académies privées, notamment l’Académie Julian, permet aux artistes femmes d’acquérir un statut professionnel et d’obtenir des bourses de voyage, des commandes pour les compagnies maritimes ou pour les expositions universelles et coloniales.

Le tournant du XXe siècle est marqué par un renouvellement d’intérêt pour l’orientalisme, stimulé par le tourisme d’hivernage en Afrique du Nord, et encouragé par les expositions de la Société des peintres orientalistes français auxquelles participent Marie Caire-Tonoir, Marie Aimée Lucas-Robiquet et Andrée Karpelès. À partir des années vingt, ce sont les territoires de « la plus grande France » qui invitent de nombreuses artistes aux voyages, loin du monde occidental, de l’Afrique équatoriale à Madagascar, jusqu’à la péninsule indochinoise et au-delà. C’est le cas de Marcelle Ackein, Alix Aymé, Monique Cras, Marthe Flandrin, Anna Quinquaud, Jeanne Tercafs, Jeanne Thil. D’autres voyagent même jusqu’au Tibet et en Chine, notamment Alexandra David-Neel, Léa Lafugie et Simone Gouzé. Parfois le voyage devient le déclencheur d’une carrière de photographe, c’est le cas pour Denise Colomb et Thérèse Le Prat.

De l’Afrique du nord à l’Afrique noire
La question de la rencontre avec l’autre et ses représentations se déploie dans l’exposition par la diversité des approches et des moyens plastiques des quelques deux-cents peintures, sculptures, dessins, affiches et photographies. Le parcours s’ouvre avec Les éclaireuses, « femmes nouvelles » de la Troisième République, qui revendiquent l’égalité d’accès à l’enseignement supérieur comme aux carrières réservées aux hommes. La visite se poursuit avec les premières artistes femmes qui voyagent en égypte, en Tunisie et en Algérie au tournant du XXe siècle : Marie Caire-Tonoir (1860-1934) et ses portraits à la précision ethnographique réalisés à Biskra, territoire des fameuses danseuses Ouled Naïl, et dont l’absence d’érotisation interroge ; Marie Lucas-Robiquet (1858-1959) et ses scènes de la vie quotidienne berbère qui témoignent de sa proximité avec les sujets représentés ; Andrée Karpelès (1885-1956) et son approche de l’orientalisme nourrie de ses nombreux séjours en Inde.

Entre les deux guerres mondiales, bénéficiant désormais de bourses de voyage, nombre de femmes artistes formées à l’École des Beaux-Arts de Paris embarquent seules au départ de Marseille ou de Bordeaux vers l’ailleurs. Marcelle Ackein (1882-1952) est ainsi la première artiste à bénéficier du Prix du Maroc, pays qu’elle rejoint en 1919 et dont la peinture, notamment Bergers au douar, déploie une composition construite et épurée qui se distingue des poncifs de l’orientalisme. D’autres bénéficient de la politique d’attribution de bourses de voyage par les compagnies maritimes en plein essor. Quelques-unes sont même sollicitées pour illustrer des documents promotionnels destinés à présenter les voyages et les colonies sous un jour idéalisé. C’est le cas de Jeanne Thil (1887-1968) qui travaille pendant plus de trente ans pour la Compagnie Générale Transatlantique, produisant les illustrations pour des affiches et des décors des paquebots. Thérèse Le Prat (1895-1966) reçoit quant à elle plusieurs commandes photographiques de la Compagnie des Messageries Maritimes pour des reportages destinés à la promotion des croisières.

À partir des années 20, c’est en effet vers « l’Afrique noire » que se tournent les artistes, encouragés par la Société coloniale des artistes français créée par Louis Dumoulin en 1908, suite à l’Exposition coloniale de Marseille en 1906. Plusieurs femmes artistes prennent le chemin du continent africain, produisant des œuvres empreintes de dignité, telles les sculptures d’Anna Quinquaud et de l’artiste belge Jeanne Tercafs (1898-1944). Ayant vécu avec les populations durant de longs séjours, ce ne sont pas des types ethniques qui sont représentés mais de véritables portraits d’une élégante sobriété. De son périple en Afrique occidentale française, Monique Cras rapporte des gouaches réalisées sur place où elle saisit avec des gestes rapides, traités comme des ébauches, les mouvements et les attitudes de ses modèles.

Au-delà de la péninsule indochinoise
L’exposition présente en outre d’autres itinéraires, celui de deux artistes chinoises, Fan Tchunpi et Pan Yuliang, venues en France étudier aux Beaux-Arts de Paris, puis voyageant en Europe et en Chine, mais aussi celui d’Alix Aymé (1894-1989) en Indochine et en Chine, d’Élise Rieuf (1897-1990) à Shangaï, de Simone Gouzé (1889-1983) qui part explorer les territoires peu accessibles du Yunnan. Enfin, le parcours s’arrête sur Alexandra David-Neel (1868-1969), première étrangère à entrer dans Lhassa en 1924, devenue mondialement célèbre à la parution de son livre Voyage d’une parisienne à Lhassa. À pied et en mendiant de la Chine à l’Inde à travers le Tibet. La documentation photographique de ses voyages est présentée dans l’exposition aux côtés des gouaches de l’artiste Léa Lafugie (1890-1972) qui, sur les traces de son illustre prédécesseuse, a organisé trois expéditions au Tibet entre 1926 et 1931, monnayant, grâce à ses portraits de lamas, son passage dans les monastères tibétains.