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ART et MODE : des liaisons dangereuses ?

L’un est éphémère et s’inscrit dans le transitoire – la mode –, l’autre est immuable et s’inscrit par-delà les styles, tendances et époques – l’art. Pourtant, depuis plus d’un siècle, un dialogue étroit se noue entre les artistes et les couturiers, tendant à effacer les frontières entre les deux disciplines.
Par Diane Zorzi

En 1916, Pablo Picasso invite l’écrivaine et collectionneuse Gertrude Stein à le rejoindre « chez Poiret », au 26 avenue d’Antin, dans le VIIIe arrondissement parisien. Là se côtoient Les Demoiselles d’Avignon et un florilège d’œuvres d’avant-garde. L’adresse est connue des artistes. L’on se rend « chez Poiret » comme l’on pousserait les portes de la galerie Bernheim. Le propriétaire des lieux, le couturier Paul Poiret, entend nouer des liens entre la mode et l’art. « De par son appétence pour le nouveau et sa curiosité envers l’ailleurs, Paul Poiret a favorisé le rassemblement et, par la suite, le succès de cette génération de peintres cubistes, futuristes ou fauves », estime l’historienne de l’art Émilie Hammen, auteure d’une thèse sur La mode à l’épreuve de l’art, soutenue en décembre 2020. « En 2016, si l’on veut nommer un lieu favorable à cette avant-garde, on dit, entre autre, “chez Poiret”, et d’ailleurs la presse s’est mise à critiquer ces artistes en les assimilant à des chiffonniers ou modistes par leur quête sensationnaliste de la nouveauté, de la rupture ».

Nul hasard si le XXe siècle voit se succéder les collaborations entre les artistes et couturiers. Depuis Baudelaire, l’art, pour être moderne, se doit d’être en perpétuel mouvement, avancer, en somme, au rythme de la mode. « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art », lit-on dans Le Peintre de la vie moderne. Mais à la mode avec laquelle le temps court prévaut, les collections se succédant au fil des saisons, l’art se distingue par sa capacité à survivre par delà les époques, les styles et les tendances – l’autre moitié de l’art réside dans « l’éternel et l’immuable », ajoute ainsi l’auteur des Fleurs du Mal. « Une robe n’est ni une tragédie, ni un tableau ; c’est une charmante et éphémère création, non pas une œuvre d’art éternelle. La mode doit mourir et mourir vite, afin que le commerce puisse vivre », notera plus tard Gabrielle Chanel. Comment qualifier dès lors les « œuvres » résultant d’un travail mené de concert par les artistes et couturiers ? Que devient un vêtement lorsqu’il passe entre les mains d’un peintre ou qu’il arbore un chef-d’œuvre de l’histoire de l’art ? En définitive, la mode peut-elle s’arroger les attributs de l’art ?

L’art et la mode se désaltèrent à la même source

Célébré à Paris, comme aux États-Unis, Paul Poiret est parmi les premiers couturiers à collaborer avec des artistes. Celui qui, à la Belle Époque, a révolutionné la silhouette parisienne, la libérant des corsets et baleines, travaille avec Robert Delaunay, André Derain, Constantin Brancusi, Pablo Picasso ou encore Raoul Dufy. « Enthousiasmé par les gravures de Raoul Dufy, il lui propose au printemps 1911 de créer des étoffes imprimées au sein de la “petite usine”, un atelier installé 104, boulevard de Clichy. Mars 1912 marque alors le début d’une fructueuse collaboration entre Dufy et le fabricant de textile lyonnais Bianchini-Férier, qui durera jusqu’en 1928 », explique Sophie Grossiord, conservateur général au Palais Galliera, responsable des collections du début du XXe siècle. Dufy transpose ses motifs gravés au sein de tentures et tissus imprimés aux décors floraux, animaliers et exotiques, destinés à l’ameublement et à l’habillement des élégantes. « Grâce à Poiret et à Bianchini-Ferier, j’ai pu réaliser cette relation de l’art et de la décoration, surtout montrer que la décoration et la peinture se désaltèrent à la même source », écrit-il. À mesure que les frontières entre les « arts nobles » et les arts appliqués s’amoindrissent, maints artistes d’avant-garde s’aventurent dans la création textile.

« Appliquant les recherches qu’elle mène dans le domaine pictural, Sonia Delaunay exprime ainsi le dynamisme par la juxtaposition de formes élémentaires en jouant sur les contrastes chromatiques. En 1925, elle dépose la marque Simultanée et la maison Sonia ou Sonia Delaunay, aménagée dans l’appartement de l’artiste 19, boulevard Malesherbes, et propose tenues et accessoires. À l’Exposition Internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925, la boutique Simultanée présente les créations de Sonia Delaunay », poursuit Sophie Grossiord. À partir de 1922, la peintre russe Natalia Gontcharova, installée à Paris, collabore à son tour avec la créatrice de mode Marie Cuttoli pour laquelle elle livre des dessins de vêtements destinés à rejoindre le Salon Myrbor. « Marquée par sa collaboration avec les ballets russes de Diaghilev, elle met en œuvre de luxuriantes broderies aux couleurs vibrantes ».

Des chefs-d’œuvre sur tissu

Dans les années 1930, la créatrice Elsa Schiaparelli s’empare des thèmes surréalistes pour insuffler un brin de fantaisie dans sa collection haute-couture. Elle fait notamment appel à Salvador Dalí qui transpose en 1936 son Cabinet Anthropomorphique, une femme allongée au thorax composé de tiroirs, évocation symbolique de la mémoire, en un Tailleur-Tiroirs constitué de boîtes, en guise de poches, et de poignées de tiroirs, en guise de boutons. L’année suivante, il décline son iconique Téléphone Homard (ou Téléphone aphrodisiaque) en une robe du soir en organdi blanc, arborant un crustacé à la couleur rouge sang, symbole du plaisir érotique, entouré de brins de persil comme autant de feuilles de vigne. Passés entre les mains de Dalí, les vêtements de Schiaparelli usent ainsi des mêmes ressorts et jeux visuels qui président à la création plastique. « Une robe de Schiaparelli est un véritable tableau moderne », résume le New Yorker en 1932. « Travailler avec des artistes tels que Bébé Bérard (Christian Bérard), Jean Cocteau, Salvador Dalí, Vertès et Van Dongen, avec des photographes comme Honingen-Huene, Horst, Cecil Beaton et Man Ray, avait quelque chose d’exaltant.

On se sentait aidé, encouragé, au-delà de la réalité matérielle et ennuyeuse qu’est la fabrication d’une robe à vendre », écrit Elsa Schiaparelli dans son autobiographie Shocking. Après Schiaparelli, les plus grands couturiers s’approprient à leur tour des chefs-d’œuvre de la modernité et du passé pour parer leurs créations. Passionné par la peinture, Yves Saint Laurent reprend ainsi dans les années 1960 les motifs géométriques de Piet Mondrian en une robe cocktail sobre, dénuée de manches, donne vie, vingt ans plus tard, à La Blouse romaine d’Henri Matisse, ou transpose Tournesols et Iris de Vincent Van Gogh dans des vestes brodées par la Maison Lesage. En 1991, Gianni Versace fait défiler sur le podium des robes colorées à l’effigie de Marilyn Monroe, en référence aux œuvres pop d’Andy Warhol. Sept ans plus tard, Jean-Paul Gaultier rend quant à lui hommage à Frida Kahlo, à travers des mannequins sanglés, érotisant le corset de maintien de l’artiste à la colonne brisée, ou encore des blouses et robes aux couleurs flamboyantes.

La mode, « un métier artistique »

Ce dialogue entre l’art et la mode est poussé à son paroxysme avec les robes-tableaux de Jean-Charles de Castelbajac. À partir des années 1980, le couturier invite des artistes à peindre les robes des finals de ses défilés. Hervé di Rosa, Gérard Garouste, Ben ou encore Jean Charles Blais se prêtent au jeu et recouvrent de peinture ces tuniques simples et blanches, pour y apposer leur style et leurs motifs. Ainsi, Ben peint-il une robe de noir pour y écrire avec ses lettres blanches, « je suis toute nue en dessous ». Plus récemment, Castelbajac livrait une performance sur la Piazza du Centre Pompidou, dans la tradition des cadavres-exquis des surréalistes. « J’ai imaginé douze robes monolithiques blanches, coupées dans la toile des tableaux, portées par des hommes et des femmes du public s’offrant au trait alterné et instinctif des performeurs. Une improvisation autour d’une gamme de couleurs courte, incarnant le vivant,
le rouge, le bleu, le jaune, le vert, miroir chromatique du Centre Pompidou. Les frontières s’abolissent entre l’art et la
mode, entre le musée et la rue, entre le tableau et la robe ».

Le temps d’une performance, Castelbajac emprunte l’habit et les accessoires de l’artiste pour transformer le vêtement en un support pictural prêt à accueillir des aplats de couleurs, des motifs. Nous sommes alors bien loin de la définition d’un couturier comme Karl Lagerfled qui déclarait, pour définir son métier : « Je suis là pour faire des vêtements qui seront portés. C’est tout ». À l’extrême opposé, des artistes contemporains se livrent quant à eux à des créations en série, à l’instar de Takashi Murakami ou de Jeff Koons qui ont récemment collaboré avec la marque de maroquinerie de luxe Louis Vuitton. Le plasticien et sculpteur néopop, connu pour ses Balloon Dogs, calquent ainsi des chefs d’œuvre de l’histoire de l’art – La Joconde, Le Déjeuner sur l’herbe, Les Nymphéas – sur des sacs à main arborant le célèbre Monogram. Qu’ils reprennent des tableaux de maîtres et soient exécutés par des artistes reconnus de leur époque suffit-il à faire de ces cabas des œuvres d’art ? Pierre Bergé livrait peut-être un début de réponse, estimant qu’un vêtement ou un accessoire ne se muent véritablement en œuvres d’arts qu’à de rares occasions, lorsque, en définitive, des couturiers artistes, artistes-couturiers, s’en mêlent : « Le grand malentendu, aujourd’hui, est que beaucoup de gens, et la presse en tête, s’imaginent que la mode est un art. C’est faux. C’est un métier artistique merveilleux. Et il n’y a pas beaucoup d’artistes dans la mode. Yves en était un ».

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